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3 Culture, identité et télécommunications : enjeux des boutiques de communication des quartiers ethniques

 

 

 


Les cyber et téléboutiques ethniques portent-elles les caractéristiques d’une sphère publique ? Dans le contexte migratoire du XXIe siècle, la question conduit presque inévitablement à s’interroger sur le rôle des technologies de communication dans la permanence des relations des migrants avec leur pays d’origine. Préfigurent-elles une nouvelle forme d’économie mondiale, encore balbutiante, moins formelle que l’autre, fondée sur la mobilité et la capacité à entretenir des liens internationaux et à tirer parti des ressources culturelles des diasporas ? Situées dans des zones de commerce ethnique, ces boutiques contribuent-elles à renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté nationale ? Ne transforment-elles pas profondément l’acte de migration en offrant l’opportunité pour chaque population émigrée de s’ériger en diaspora grâce aux réseaux de relations qu’elle tisse malgré la distance ?

 

Ce n’est donc pas seulement à la problématique des communautarismes et de l’intégration que nous renvoie l’étude des représentations des TIC par les migrants telle qu’elle transparaît dans les « boutiques de communication » de Château-Rouge, mais à l’intersection des cultures, de l’économie et de la communication. Dominique Wolton discerne dans la mondialisation de la communication « deux conséquences, aussi importantes l’une que l’autre : le renforcement du lien entre culture et communication, mais aussi l’émergence d’une nouvelle problématique de l’identité culturelle collective » [Wolton, 2003, 56]. Au XXIe siècle, le triangle identité – culture – communication, peut devenir, selon ses termes, « explosif », et le deviendra inéluctablement si les acteurs politiques persistent à considérer la mondialisation de la communication sous un angle exclusivement économique et technique, négligeant les questions sociales, culturelles et politiques [2003, 61]. « Informer n’est pas communiquer » alerte Wolton, qui dénonce la croyance selon laquelle le développement technique des réseaux numériques, la multiplication des réseaux de transports, suffirait à constituer un « village global » partageant une unique culture mondiale. Transmettre n‘est pas synonyme de se comprendre, la mobilité ne conduit pas nécessairement à cohabiter harmonieusement. Au contraire, l’ouverture du monde a suscité un renforcement des identités comme une réaction au choc de la mondialisation de la communication. Développer les communications sans penser leurs implications culturelles risque de poser les conflits de demain dans la sphère culturelle.

 

Que les télécommunications et medias modernes jouent un rôle dans la perception qu’ont les migrants de la distance et des liens qui les rattachent à leur communauté d’origine est généralement reconnu. Mais ce qui reste difficile à déterminer, c’est la nature de ces liens, leur permanence, et leurs conséquences sur l’attitude des populations étrangères à l’égard de la nation d’accueil.

 


 

3.1 Les « boutiques de communication » sont-elles des néo espaces publiques : l’analyse d’un initiative marchande dans un contexte marqué par les initiatives publiques  :

 

3.1.1 L’intervention de l’Etat dans les TIC : un concept disparate

 

L’émergence d’un media fait l’objet d’un partage du territoire économique parfois conflictuel entre les acteurs privés et publics. Face au développement désordonné du marché privé constitué de petites structures dépositaires des brevets d’invention ou diffuseurs de l’innovation, et de grandes entreprises tournées vers le profit, l’Etat intervient pour réglementer et régulariser la diffusion, préserver les intérêts nationaux et stratégiques, contrôler, parfois, les contenus. Les outils de cette intervention sont la réglementation, l’incitation et la taxation.

 

Il est difficile de dresser un schéma type de l’intervention de l’Etat dans la diffusion et l’exploitation des technologies de l’information, car les formes d’interventions varient selon les technologies et la législation en vigueur, et concernent tour à tour chaque segment du dispositif (émetteur, infrastructure de relais, boucle locale, récepteur, lieux d’accès, contenus). L’on peut cependant déterminer les critères qui orienteront ces formes d’interventions :

 

·        Intérêt ou défense de la nation : la réglementation intervient pour empêcher que l’on porte atteinte aux institutions (censure) ou pour conserver le contrôle sur un élément jugé stratégique pour le pays (attribution des clés de cryptage, gestion des fréquences radio).

 

·        Gestion de la rareté et gestion collective de la pénurie : lorsqu’une ressource nécessaire au fonctionnement du média n’est disponible que de manière limitée (fréquence hertzienne), l’Etat intervient pour attribuer cette ressource. D’autre part, lorsque la distribution des récepteurs ou la mise en  place des points d’accès reste insuffisante ou trop chère pour toucher l’ensemble de la population, des accès publics peuvent être mis en place (téléphones dans les bureaux de poste, minitel, accès à l’internet)

 

·        Aménagement du territoire : pour les technologies nécessitant l’établissement d’infrastructures étendues (câblage) ou lorsqu’une étape de la mise en place du média nécessite un dispositif particulièrement coûteux (lanceur de satellite, flotte de câblage sous-marin), ce dispositif peut être financé par les fonds publics.

 

·        Harmonisation du déploiement des infrastructures : les pouvoirs publics peuvent intervenir soit au niveau central, soit aux niveaux central et local pour rééquilibrer la logique du marché et éviter que des zones moins rentables à équiper restent indesservies.

 

·        Dispositif anti-concentration : l’ Etat impose des règles de transparence, et intervient pour éviter qu’un même groupe privé contrôle la majeure partie d’un media (presse écrite, télévision). L’attribution de concessions (câblo-opérateurs) par le CSA permet de la même façon, d’équilibrer les marchés.

 

·        Représentation des intérêts nationaux : la défense et la promotion des normes nationales auprès des instances internationales peut être prise en charge, dans un cadre officiel, par des membres du gouvernement.

 

·        Défense de la pluralité des expressions : par l’intermédiaire du CSA, l’Etat veille à ce que les différents courants de pensée soit traités de façon égale, notamment en période d’élections (télévision, radio).

 

·        Protection des bonnes mœurs et de la jeunesse : cette préoccupation reste d’actualité comme le montre le rapport pour le Ministère de la Culture et de la Communication de Blandine Kriegel, sur la violence à la télévision et le débat qu’il a suscité en 2002.

·        Lutte contre les fractures d’usage : lorsque l’accès à un média prend une grande importance dans l’intégration professionnelle ou sociale des individus, des mesures publiques sont mises en œuvre pour éviter que les classes les plus fragiles de la population n’en soient exclues (exonération de taxes sur l’audiovisuel, bibliothèques publiques gratuites, Espaces Publics Numériques…).

 

Ces interventions disparates, relevant de l’économie, du développement du territoire, de la défense de la démocratie ou de l’équilibre social, ne présentent qu’un point commun : le concept de bien commun. Celui-ci reposant sur les principes fondamentaux d’égalité et d’indépendance vis à vis des puissances économiques privées, présente l’inconvénient d’être fluctuant au gré du temps et des contextes macro-économiques et politiques. Il est notamment frappant de voir en combien peu de temps on est passé du droit de censure, à la garantie des pluralités d’expression.

 

 

3.1.2 Stratégies des médias et rôle de l’état

 

Le rapport du groupe « Convergence technologique et stratégies industrielles » du Commissariat Général du Plan, présenté en Février 2000 par Eric Baptiste, reflète la difficile position de l’Etat dans le contexte de développement des médias numériques, alors que la logique du « Winner takes all [1]» semble prévaloir et que les technologies numériques ne connaissent pas les contraintes de rareté qui ont justifié auparavant l’intervention de l’Etat dans les médias hertziens.

 

« L’émergence de l’infosphère conduit à la juxtaposition de marchés dont l’histoire et les règles diffèrent : la libéralisation des télécommunications est intervenue en Europe, au 1e janvier 1998, dans le cadre d’une démarche volontariste concertée ; l’audiovisuel mêle secteur public et secteur privé dans des configurations résultant des politiques nationales et les dispositifs de contrôle de la concentration y ont été conçus avant tout en termes de respect du pluralisme des medias. Quant à l’informatique et aux services en réseaux, ils se sont inscrits, dès l’origine, dans les lois classiques du marché. Aujourd’hui, alors que tous les opérateurs de ces secteurs se retrouvent promis à évoluer dans des sphères, sinon exactement communes, du moins connexes, il est difficile de savoir laquelle de ces logiques, de ces « cultures » économiques l’emportera. »[2000, 52].

 

La perplexité est donc grande face à l’internet dont le modèle économique, essentiellement libéral, le caractère international ou plutôt a-national, le potentiel exceptionnel d’usages, rendent la maîtrise et les prévisions difficiles. Le modèle économique et normatif du Minitel, trop différent, n’était guère propre à préparer les pouvoirs publics à ce foisonnement.

La nécessité de ne pas paralyser le développement des marchés a donc conduit les pouvoirs publics à céder quelques unes de ses prérogatives passées comme la gestion des télécommunications ou l’utilisation exclusive des clés de cryptage.

 

Dans ce contexte, la préoccupation par les pouvoirs publics français du maintien ou de la recréation du lien social malgré et avec les TIC, prend des allures de repli stratégique. Car c’est dans le domaine social, plus que dans l’équipement du territoire, que les inégalités semblaient devoir se former.

 

3.1.3 Le PAGSI : la lutte contre la fracture numérique

 

En 1997 le gouvernement Jospin lance le Programme d’Action Gouvernementale pour la Société de l’Information (PAGSI)[2], déployé autour de six grands axes[3] :

 

·        usage de l’Internet à l’école,

·        développement de contenus culturels numériques,

·        administration électronique,

·        soutien à l’économie numérique,

·        soutien à l’innovation et à la recherche,

·        adaptation du droit français aux effets des TIC.

 

Le volet social de ce programme est dédié à la lutte contre la « fracture numérique », rupture sociale risquant de découler des inégalités d’accès aux technologies de l’information . Cette lutte passe par une harmonisation des infrastructures régionales notamment en téléphonie mobile et internet haut-débit : laissées à la seule loi du marché, ces infrastructures se concentrent auprès des grands pôles d’activités, laissant peu de chance aux régions rurales de développer une offre économiquement viable pour les entreprises et les particuliers. D’autre part, la crainte des pouvoirs publics est de voir le développement des TIC « accentuer des clivages existants, qu'ils soient de nature sociale, culturelle ou liés à des disparités géographiques, ou même à en créer de nouveaux, notamment entre générations. »[4]

L’intervention de l’Etat prend alors la forme de prêts d’accompagnement de la Caisse des Dépôts et Consignation aux collectivités locales.

 

Parallèlement, la création de 7000 « lieux publics d’accès à l’Internet, à la micro-informatique et au multimedia » est prévue entre 1997 et 2003. Ventilés en divers réseaux selon le ministère ou l’organisme dont ils sont l’initiative, ces lieux ont pour point commun d’être implantés dans des bâtiments administratifs, ou appartenant à des entreprises publiques : bureaux de postes, stations de métro, bibliothèques publiques, où ils proposent à leurs visiteurs des micros ordinateurs connectés à l’internet, et équipés de logiciels bureautiques et multimedia. 4000 emplois jeunes ont été mobilisés pour l’encadrement, la maintenance, et l’animation de ces lieux.

 

En Décembre 2000, la MAPI (Mission Interministérielle à l’accès public à l’Internet, à l’Informatique et au Multimédia) est créée pour coordonner ces initiatives.[5] Pour encourager le respect de certains critères, des labels sont attribués ouvrant droit à des subventions renouvelables[6] :

 

- Le Label ECM (Espace Culture Multimedia) certifie des espaces implantés dans des structures culturelles ou socioculturelles. Leur mission est de « développer la dimension culturelle des nouvelles technologies de l’information et de la communication, à la fois comme outils d’accès à la culture et au savoir et comme outils d’expression et de création ».

 

- Le label EPN (Espace Publique Numérique) est appliqué aux Espaces Multimedia respectant la charte publiée par le gouvernement. L’objectif annoncé est de labelliser des espaces répondant au critères énoncés par la charte mise au point dans le cadre du PAGSI.

 

L’analyse de cette charte et de la circulaire du 23 Août 2001[7] relative à ce dernier label est intéressante car elle apporte un éclairage sur la démarche gouvernementale et ses limites .

En effet, la charte ne se prononce guère sur les activités que les EPN doivent proposer à leur  public, d’« usagers » ou « administrés [8]», intervenant d’avantage pour définir « comment ?» et « à qui ?» doivent être rendus accessibles l’internet et le multimédia, que « pour quoi faire ?».

 

La circulaire intervient peu sur les caractéristiques techniques des équipements mis à disposition, la seule norme à respecter fixant à cinq le nombre minimal de micros le composant (éventuellement répartis en plusieurs lieux coordonnés dans les petites communes). Aucune recommandation n’est portée sur le type de connexion ou la rapidité de la ligne, ni sur la puissance des micros et il n’est demandé aucun engagement à faire évoluer les matériels et logiciels au fil des années. Il en va de même en matière d’animation : l’EPN doit compter au moins un animateur, sans que les compétences et savoirs-faire requis soient évoqués, pas plus que l’orientation générale donnée à cette animation (accueil social, pédagogie, animation culturelle…).

Il ne s’agit donc pas d’une charte de qualité et l’on peut comprendre cette absence de détails au moment où, les espaces multimedia se mettant en place, la préoccupation était d’avantage de laisser s’épanouir les initiatives originales que de les réglementer au risque de les étouffer.

 

C’est donc l’esprit de la mission des EPN que la circulaire définit et en particulier le segment d’activité qu’ils couvrent car, pour justifier de leur existence et de leur financement par des subventions publiques, ils doivent, non pas concurrencer le secteur privé (« Ce dispositif n'a pas pour objet de concurrencer l'initiative privée ») mais, soit apporter un service que le secteur privé ne suffit pas à fournir (gestion de la pénurie), soit apporter ce service auprès d’une population que le secteur privé ne prend pas pour cible (réduction des inégalités d’accès).

 

L’action de sensibilisation, et cela est formulé à plusieurs reprises, est centrée sur l’initiation « dispositifs qui ne se bornent pas à offrir au public une possibilité de connexion et de navigation, mais lui proposent, en outre, une première formation, en particulier pour la découverte de l'internet », « activités de sensibilisation et de première formation proposées au grand public » [Circulaire, paragraphe 1]

 

Cette action de sensibilisation est centrale au point que l’on peut affirmer qu’en l’absence de mise en place d’un encadrement de cette initiation, un cyberlieu ne peut mériter l’appellation d’EPN : « Son objet même est de donner la possibilité de découvrir l'informatique et l'internet. Il se distingue en cela des initiatives prises par certains services publics, qui offrent des outils informatiques en accès libre, mais les réservent à leurs usagers, et les dédient à des prestations liées à leur mission (réalisation de démarches ou accès à des informations spécialisées) ». [Circulaire, paragraphe 3.1].

 

Aucun public ne peut être écarté des EPN conformément à leur mission de service public, néanmoins une activité d’initiation peut s’avérer délicate sans une segmentation de leurs destinataires. Enfin la gestion de l’EPN par une association conduit à différencier le public de l’Espace en fonction de l’objet même de l’association :

 

« Doivent être prioritairement prises en charge les personnes qui justifient de difficultés réelles pour accéder aux technologies de l'information et de la communication, en particulier pour des raisons sociales ou culturelles. Par ailleurs, rien ne fait obstacle à ce que le public accueilli soit présélectionné par le relais d'organismes publics ou d'associations à même d'identifier les publics ciblés » [Circulaire, paragraphe 3.2].

 

Enfin l’obligation de gratuité est limitée aux deux heures de première initiation. « L'espace public numérique propose une sensibilisation à l'internet sous la forme d'un accès gratuit de deux heures. L'EPN consacre à cette activité, au minimum, quatre heures par semaine, ou 10 % de son temps d'ouverture hebdomadaire. » [charte, Article 2])

 

Une « première formation générale » pourra être délivrée, sanctionnée par un PIM (Passeport pour l’internet et le multimedia). Aucune exigence de gratuité n’est formulée dans ce cas mais la limite est double : d’une part, l’EPN « ne saurait se substituer aux actions menées dans le cadre de la formation initiale et continue ou sur les lieux de travail » [Circulaire, paragraphe 2], d’autre part la prestation doit conserver l’esprit du service public, et ne percevoir au titre de rétribution qu’ « une participation au service rendu » [Circulaire, paragraphe 3.4]. Sur ce point la circulaire est ferme : « le label espace public numérique » ne saurait être accordé si l'activité est menée dans des conditions telles qu'elle présente un caractère commercial. » [Circulaire, paragraphe 3.4].

 

D’emblée donc, les pouvoirs publics excluent les initiatives commerciales du dispositif de réduction de la fracture numérique, soit qu’ils craignent d’être accusés de concurrencer les initiatives privées, soit qu’ils refusent d’envisager qu’une activité privée et tarifée de façon à générer un profit puisse contribuer à diffuser efficacement les TIC auprès des populations les plus défavorisées, soit qu’ils estiment qu’il n’est pas du ressort du PAGSI de favoriser la création de micro entreprises d’initiation à l’internet.

 

Ce texte est « fondateur » en ce sens qu’il positionne l’existence des points d’accès à l’internet et au multimedia d’une part sur une problématique d’opposition privé/public et marchand /non marchand, d’autre part sur une argumentation de type sociale : laisser la bride sur le cou au secteur privé générant des inégalités, l’intervention de l’état est nécessaire pour défendre les éléments les plus fragiles de la société. Il est cependant remarquable que, contrairement aux infrastructures haut débit, les inégalités dans le domaine de l’accès au multimédia et à l’internet ne sont pas dues à une pénurie car il existe un nombre important d’espaces divers proposant ce type d’accès, ce que la circulaire reconnaît volontiers :« Il existe déjà un nombre important de lieux où le public peut directement accéder au matériel informatique et à l'internet » [Circulaire, paragraphe 2]), mais à une inappropriation des lieux existants à lever la réticence de la population elle-même à s’approprier ces outils :

 

 « C'est en effet ce premier accès qui doit permettre de lever les réticences et les préventions éprouvées par des personnes qui perçoivent cette technologie comme étrangère et inaccessible » [Circulaire, paragraphe 3.3].

 

La circulaire du 23 Août 2001 est donc construite sur quelques préalables implicites :

 

1 – L’idée que l’usage de l’Internet et du multimédia est socialement discriminante et pénalisante pour ceux qui en sont exclus.

 

2 – L’idée que l’Etat a une mission naturelle de maintien du lien social.

 

3 – L’idée que le secteur privé est impuissant à maintenir la cohésion sociale et contribue à la fracture numérique.

 

3.1.4 Mais que font les gens avec l’internet ? Les « usages proposés » des EPN

 

La mission des EPN est donc de « donner une première initiation aux personnes qui n'ont pu bénéficier de ces actions, et à vaincre leurs préventions [Circulaire, paragraphe 2]»)

Ainsi, les EPN joueront un rôle de régulation et de défense de l’égalité des chances dans l’étape d’émergence de l’internet, en agissant s’il le faut sur l’état d’esprit du public cible qui le détourne de ce service.

 

Nous voici donc, pour la première fois peut-être dans l’histoire des médias en face d’une pénurie des usages, notion assez originale pour que l’on s’y attarde.

 

Une étude de l’INSEE[9] publiée en juin 2002 mais réalisée en Octobre 2001, soit quelques mois seulement après la publication de la circulaire, renforce cette impression d’un non usage malgré l’offre d’accès. En effet, l’étude révèle que, non seulement la pratique de l’informatique et de l’internet est particulièrement favorisée lorsqu’on dispose d’un ordinateur chez soi, à l’école ou sur le lieu de travail, mais aussi, et c’est le plus préoccupant, que les accès publics à l’internet sont bien plus utilisés par ceux qui disposent habituellement d’un équipement que par ceux qui en sont privés.

 

« Moins de 4% des personnes privées d’un accès chez elles, sur leur lieu de travail ou dans leur établissement scolaire, ont récemment utilisé un accès public ou chez des proches - contre 20% pour ceux qui ont un accès direct »

 

Les chiffres de l’enquête éclairent la spirale du non usage : celui qui ne dispose pas d’un équipement informatique vit généralement dans un entourage également privé de cet équipement, n’est pas informé des accès publics existants à proximité et est peu disposé à s’équiper car il estime ne pas avoir besoin de cet équipement et ne pas être intéressé par l’informatique (« les deux tiers des personnes qui ne sont pas équipées à leur domicile considèrent qu’elles n’en ont pas besoin et que cela ne les intéresse pas »). La Loi de Mooers se trouve donc une fois de plus vérifiée : « un système de repérage de l’information a(vait) tendance à ne pas être utilisé lorsqu’il apparai(ssai)t à ses usagers qu’il leur était plus pénible d’avoir de l’information grâce à ce système que de ne pas en avoir en ne l’utilisant pas. »[10]

 

On comprend dès lors que l’accent de la circulaire d’Août 2001 porte sur les usages.

 

Mais quels usages ?

 

3.1.4.1 Les « usages  proposés » de l’Ardesi Midi Pyrénées

 

Ce que la circulaire d’Août 2001 s’abstient de préciser, c’est la teneur même des usages attendus par la population. Il est vrai que la pratique de l’internet (et cela pourrait être dit également de la micro informatique), malgré son évolution rapide, n’en est qu’à ses balbutiements.

Néanmoins l’existence même du dispositif public et de son encadrement suggère certains usages, de même que la claire mention de priorité donnée à la prise en charge des «  personnes qui justifient de difficultés réelles pour accéder aux technologies de l'information et de la communication, en particulier pour des raisons sociales ou culturelles ». [ Circulaire, paragraphe 3.2].

 

Pour justifier un tel investissement en équipement et encadrement, les usages attendus PAR les Espaces Publics doivent tout au moins répondre à certains objectifs publics et contribuer :

 

- à l’insertion sociale et professionnelle des usagers

- au développement d’une pratique citoyenne de la démocratie

- à la recherche d’information « utile »[11]

- à l’accès à l’Art, à la Culture et à l’Education

 

C’est ce qu’énonce sans ambiguïté le site internet de l’Ardesi Midi Pyrénées[12] dans une liste de « nouveaux usages proposés » :


 

De nouveaux usages proposés au public

 

Les usages premiers des lieux publics d'accès à Internet
Ce sont surtout des usages d'information, d'initiation, de recherche documentaire, de recherche d'emploi, de saisie et de mise en forme de documents, d'envoi et de gestion de courrier électronique :

-. "Prise en main" de l'ordinateur
-· Sensibilisation aux technologies Internet et aux TIC
-· Initiation à Internet
-· Consultation individuelle du Web en libre accès
-· Recherche générique d'informations sur Internet
-· Découverte du multimédia
-· Consultation de cédéroms
-· Apprentissage et pratique de la bureautique
-· Recherche d'emploi sur Internet. Création de CV
-· Envoi de courrier électronique, boîte aux lettres électronique personnelle consultable à distance
Des usages avancés

 -· Discussion (par message écrit) sur Internet : Forum, groupes de discussions, et en direct le "Chat" ou "tchatche"
-· Création de site Internet personnel ou associatif
-· Appropriation des TIC par les TPE (Très Petites Entreprises) et les artisans en l'absence de dispositifs privés (monde rural)
-· Initiation des scolaires aux TIC et Internet (journées réservées sur l'espace)
-· Préparation et passage des différents passeports de compétence TIC (PIM : Passeport Internet et Multimédia, B2i : Brevet Internet & Informatique des collèges, PCIE : Permis de conduire informatique européen)
-· Atelier de mise en page numérique
-· Création de plaquettes et de journaux pour les associations
-· Dessin assisté par ordinateur
-· Photographie numérique (prise de vue, retouche de photos)
-· Atelier de montage vidéo
-· Atelier de musique assistée par ordinateur (M.A.O.)
-· Films d'animation (Marionnettes numériques en Midi-Pyrénées)
-· Gestion personnelle et professionnelle (consultation des comptes bancaires, informations boursières,…)
-· Jeux en réseau
-· Téléchargement multimédia (musique MP3, vidéos et films MPEG)
-· Reportage local et publication en ligne (Web Trotteurs, …)
-· Informations administratives, téléchargement de formulaires administratifs
-· Ateliers thématiques créés par les animateurs . »[13]

 

 

Cette liste dessine donc la carte des usages « publiquement corrects» du multimedia et de l’internet. Ni sexe, ni profit, peu de consommation, du jeu, tout au moins, et du « chat », probablement pour les plus jeunes. Cela est compréhensible : l’argent public peut-il contribuer à la consultation de sites pornographiques ou à des trafics illégaux ou plus banalement à un caddy virtuel sur un site de vente en ligne? L’acte d’achat en ligne n’est-il pourtant pas aussi socialement libérateur pour la ménagère débordée que la recherche d’informations ?

 

Mais ces usages là restent des propositions d’usage, c’est à dire une forme de culture officielle et un modèle de comportements vers lesquels les « médiateurs d’usage » guideront le public. Cette difficulté est encore renforcée par l’absence de définition de l’outil lui-même, amalgamé sous le terme « micro informatique » sans différenciation des possibilités offertes. Un ordinateur seul, c’est à dire un disque dur, un écran, un clavier et un souris n’est pas grand chose. Ajoutez-y- un logiciel de traitement de texte, il devient outil d’écriture, un encodeur mp3 et un graveur de cédérom, voilà d’autres possibilités évidentes, une connexion internet une ligne à haut débit, c’est encore un autre outil. L’ordinateur est un caméléon, comme le stylo qui permet d’écrire des vers ou d’établir la liste des commissions. Parle-t-on des usages du stylo ? C’est donc l’ensemble du dispositif sélectionné par les organisateurs du lieu et mis à disposition des usagers qu’il faut prendre en compte, et dans ce dispositif entrent aussi le choix du lieu lui-même, sa place dans la ville et ce qu’il représente aux yeux des usagers, les heures d’ouverture, la disposition du mobilier (nez au mur, ou face à face ?), la personnalité des médiateurs recrutés : sont-ils techniciens, pédagogues passionnés, travailleurs sociaux ? Quelle idée se forment-ils de leur mission ? Enragent-ils de voir les ados « chatter »  à longueur d’après-midi, ou considèrent-ils que cela favorise le lien social ?

 

En ne définissant ni le profil des animateurs multimédia, ni les caractéristiques de l’équipement à mettre en place, la circulaire a la sagesse de ne pas « dicter » les usages mais n’en donne pas pour autant la pleine liberté à l’usager en reportant la responsabilité de la définition et de l’animation des espaces sur les acteurs locaux et associatifs, interlocuteurs habituels des pouvoirs publics. A ces acteurs locaux d’identifier les attentes et de tenter d’y satisfaire, ce qui n’est pas une mince affaire alors que le nombre et la définition des cyberlieux restent flous.

 

3.1.4.2 La nécessaire évaluation des Espaces Publics Numériques

 

C’est une préoccupation constante d’évaluer les usages des espaces numériques. La méthodologie de recensement mise au point par l’ARDESI Midi Pyrénées[14] est sur ce point exemplaire, n’omettant pas de prendre en compte la configuration et la disposition de l’espace, le nombre et la formation des animateurs, les modalités d’ouverture, les activités proposées (sous la dénomination d’ « usages pratiqués »), prenant ainsi la mesure de « l’épaisseur du dispositif ».

 

A l’enquête de l’ARDSI fait écho le projet d’enquête de l’association RESO soutenue par la Mapi et la Fondation France – Télécom, "Usages sociaux des TIC dans les espaces publics multimédia", dont les objectifs posent clairement les enjeux de ces opérations d’identification pour la légitimation et la pérennité de ces lieux subventionnés à l’équilibre économique précaire et leur possible évolution vers un service public généralisé.

 

« Il est donc nécessaire de réfléchir sur l'utilité sociale des espaces publics multimédia. En quoi les activités présentes dans les espaces publics multimédia sont utiles pour la collectivité? Avant de penser à la pérennisation des emploi-jeunes, il faut s'interroger sur la pérennisation des activités. A quels besoins répondent les services proposés par les EPM? Pour que les EPM soient pérennes, il faut préciser à qui les services proposés par les EPM sont utiles. C'est en donnant des indications sur la nature des services et la plus-value sociale apportée par les EPM qu'il sera possible de stabiliser les services proposés par les EPM et de maintenir les emplois créés. C’est le service apporté en réponse à des besoins qui crée l’emploi. » [15]

 

Les premiers résultats des enquêtes sont préoccupants : la mission d’initiation gratuite, de par sa définition même, voue les Espaces à la disparition ou à la métamorphose à moyen terme. Selon l’INSEE, en effet, en octobre 2001, la moitié de la population de 15 ans et plus avait déjà utilisé un ordinateur et un tiers l’internet.

La situation évoluant rapidement, la population non initiée, la plus réfractaire, deviendra plus difficile à attirer dans les espaces d’initiation. Quelles activités publiques prendront alors le relais de ces heures de prise en main ?

 

L’alerte formulée par Jean-François Ferraille lors des 3èmes Rencontres de Saint-Laurent de Neste, pose sans détour les conditions de la pérennisation des Espaces Publics Numériques :

 

« Un EPM peut présenter un caractère d’utilité sociale lorsque, par exemple, il permet à des personnes d’être plus autonomes, lorsqu’il favorise la participation des personnes à la société ou qu’il suscite des dynamiques collectives et de territoire.

En revanche, le seul fait de pratiquer des prix inférieurs à ceux des espaces multimédia privés, ou de moduler ses tarifs en fonction des ressources de l'usager n'est pas, à mon avis, suffisant pour justifier pleinement son utilité sociale. »[Ferraille, 2002, 3] 

 

L’identification des « usages attendus » devient alors stratégique. Or les questionnaires proposés semblent ne pouvoir se résoudre à franchir la barrière méthodologique qui sépare le recensement des usages proposés de l’identification des usages réels ou attendus. Le comptage des dispositifs mis en place, de leurs animateurs, de leurs équipements est d’une grande importance, mais il ne rend compte que des usages résultant d’une négociation entre la contrainte technique et économique, la volonté du gestionnaire du lieu, et le désir de l’usager.

Très encadrés, théorisés très tôt, les Espaces Publics Numériques ne peuvent laisser libre court à l’imagination des usagers. Une appropriation des DAC d’économie publique à d’autres fins que celles prévues par les concepteurs du lieu ne peut paraître que déplacée ou déviante : détournements à des fins sexuelles, utilisation à des fins militantes ou contestataires, provocations, ne peuvent se dérouler dans ce contexte. On peut alors se demander si ces autres usages ne s’épanouiraient pas d’avantage dans le cadre des DAC d’économie privée, moins normatifs.


3.1.5 La polarisation progressive de la sphère publique et de la sphère privée, selon Habermas

 

 

Le débat que l’on décèle en filigrane des textes fondateurs ou normatifs des EPN n’est pas sans rappeler la problématique de la polarisation progressive de la sphère publique et de la sphère privée posée par Habermas dans « L’espace public ». Il convient ici de rappeler la teneur de cette théorie qui suscita d’emblée de nombreuses critiques tout en structurant la réflexion contemporaine sur  les médias et l’action politique.

L’ « espace public » s’appuie sur l’évolution depuis l’antiquité, des notions d’espace public et d’espace privé en Allemagne, en France et en Angleterre, afin de « déplier le type idéal de la sphère publique bourgeoise » [ Habermas, 1993, III], tel qu’il émergea à la fin du XVIIIème siècle, conduisant peu à peu à l’établissement des démocraties européennes.

 

 

3.1.5.1 Le modèle de la sphère publique bourgeoise

 

La sphère publique bourgeoise « peut tout d’abord être comprise comme étant la sphère des personnes privées rassemblées en un public » [Habermas, 1993 (1962), 38], s’insérant entre le domaine privé (la société civile, la famille, la « maison » organisée autour du Maître de maison qui en assure la subsistance) et la sphère du pouvoir public (l’Etat, la Cour). Une médiation s’établit entre la sphère publique et la sphère du pouvoir, fondée sur « l’usage public du raisonnement ».


 

Les aires sociales du XVIIIème Siècle [Habermas, 1993(1962), 41] :

 

Domaine privé

 

Sphère du pouvoir

Société civile
 (Domaine de l’échange de marchandises et du travail social)



Famille restreinte
Domaine de l’intériorité
(Intelligentsia bourgeoise)

Sphère publique politique

Sphère publique littéraire
 (Clubs, Presse)
(Marché de biens culturels)

Ville

Etat

(Domaine de la police)




Cour
(Société de la noblesse de cour)

 

La sphère publique se constitue sur la base des conversations, discussions, discours, conférences qui s’établissent dans les cafés, les salons, le sociétés secrètes (franc-maçonnerie) ou associations dont « le raisonnement né des œuvres d’art et de la littérature s’est élargi aussitôt en débats politiques et économiques (…) » [Habermas, 1993(1962), 44].

 

Grâce au développement des medias (presse) et de l’économie des biens culturels (édition, théâtre), de l’accès au savoir par le biais des discours et conférences, et des actions d’éducation assurées au sein des clubs et cercles de la société civile, l’opinion publique évolue d’un bon sens commun, vers une discussion critique qui s’érige en contre pouvoir. C’est de cet équilibre entre sphère publique critique et sphère publique politique que les démocraties puisent les conditions de leur existence.

 

 

 

 

3.1.5.2 Un exemple de médiation publique au sein d’une population migrante: la presse écrite et les « migrants de travail » Auvergnats à Paris

 

La presse écrite périodique rappellent Philippe Breton et Serge Proulx [Breton et Proulx,1996,66] est fille des progrès, au début du XVIIème siècle, de l’imprimerie, des voies de communication et du service postal. De telles origines et le caractère hautement politique des cercles où elle prit son essor au siècle suivant, ne manquent pas de la consacrer media public, porteuse de l’opinion et du débat, organe du pouvoir en place ou de l’opposition. Mais ils n’omettent pas de souligner deux grands paradoxes de la presse écrite :

Outil de communication écrite, elle fait niche dans les cercles de discussion, est lue et commentée dans les cabarets et les salons sans rompre la tradition orale et collective que l’analphabétisme ne permet pas d’abandonner ; issue du débat public, elle prend son ampleur, à la charnière du XIXème et du XXème siècle, de son intégration par le libéralisme marchand : les annonces commerciales, la publicité lui confèrent alors un modèle commercial viable et la plus grande indépendance possible à l’égard du pouvoir politique.

 

C’est dans ce contexte que voit le jour l’ « Auvergnat de Paris », l’un des journaux les plus anciens que l’on puisse encore lire aujourd’hui. Marc Tardieu relate l’aventure de la création en 1882 de cette gazette communautaire due à la ténacité de Louis Bonnet, jeune journaliste Clermontois, monté à Paris fonder un journal auvergnat « littéraire et patriotique ».

A la fin du XIXème siècle, la communauté auvergnate de Paris s’accroît considérablement sous l’afflux des migrants de travail, atteignant près de 100000 représentants lors du recensement de 1901. Près de la moitié d’entre eux pratique le commerce. « Savoir-peiner, savoir-faire et savoir-vendre », selon l’expression proposée par Marc Prival [1979,29], sont les principales aptitudes de ces paysans et montagnards, réputés à Paris pour leur dureté à la tâche, mais raillés pour leur roublardise et leur incompréhensible patois, le « charabia ».

Consacrer à ces déracinés, frotteurs, bougnats, marchands de vin et ferrailleurs, frustres, pauvres et illettrés un journal littéraire tenait de la gageure et la communauté au début se crut moquée. Bonnet, ironise Tardieu, eut bien du mal à battre le rappel des intellectuels régionaux, allant jusqu’à « réquisitionner » Jules Vallès pourtant bien parisianisé !

Comment surtout faire parvenir le contenu de cette parution à ses destinataires, rappelons-le, illettrés ? Par la lecture, à haute voix, de quelques-uns qui savaient lire, à ceux qui ne savaient pas.

 

« ..les hommes se grouperont donc pour lire le journal à voix haute, il faudra compter sur des réunions, sur toute l’organisation d’une solidarité. La lecture d’un journal est une mise en scène, grâce à ceux qui comprennent et livrent la clé magique des mots ; la générosité des médecins et des notaires, des avocats et des littérateurs de la communauté – fort minoritaires et auquel le journal ne s’adresse pas ou si peu – sera nécessaire. » [Tardieu,2001,15]

 

Ainsi, c’est par le jeu de la collectivité que « l’Auvergnat de Paris » s’est diffusé. C’est par la double force de l’attachement sentimental vers le « pays » natal, ravivé par les nouvelles du village, et du lien efficace que ses annonces professionnelles nouaient entre le migrant entrepreneur et l’ouvrier candidat au départ, qu’il a perduré.

 

Mi journal régionaliste, mi revue professionnelle (la grande majorité des annonces concerne la limonaderie et la restauration), « l’Auvergnat », aujourd’hui relayé par son site internet et sa « mailing list »[16], a permis pendant des générations et permet encore à la communauté régionale la plus nombreuse de Paris, de trouver des financements, d’embaucher apprentis et employés, et de céder ses affaires dans la communauté.

 

 

3.1.5.3 Les causes de la dégénérescence de l’espace public : l’interpénétration de l’Etat et de la société

 

Ainsi, l’histoire du XIXème siècle montre que la presse écrite, lue et commentée dans les cafés parisiens, a contribué à la structuration sociale et professionnelle des diasporas régionales issues de l’exode rural. Cette forme de médiation publique peut – elle renaître à notre époque ?

 

La réponse d’Habermas est pessimiste, car, selon lui, l’équilibre s’est depuis rompu et la discussion ne s’établit plus :

 

« La discussion de société entre individus n’est plus le modèle des relations sociales : elle cède la place à des activités de groupe dont le caractère obligatoire est plus ou moins accentué. » [Habermas, 1993 (1962), 171].

 

La cause de ce déséquilibre est la transformation des marchés des biens culturels, qui autrefois on contribué à la diffusion des idées et des connaissances dans la sphère publique, en marchés de masse selon une logique capitaliste. Transformés en marchandise, formatés pour le goût des acheteurs, la culture et le savoir sont consommés et ne sont plus discutés.

Sur cette première théorie se sont érigés nombre de travaux et de controverses contestant d’une part la réalité historique d’un espace public « pur », rationnel et non – discriminatoire, d’autre part, s’élevant contre la théorie de la lente dégénérescence de l’espace public. Eric Dacheux, qui recense un certain nombre de ces réactions [Dacheux, 2000], rappelle que les études des mouvements sociaux, et les travaux montrant l’activité critique du récepteur, même dans un contexte de culture de masse, permettent de relativiser cette théorie de dégénérescence de l’espace public. Habermas lui-même, reconnaît en 1990 avoir négligé la constitution d’une sphère publique plébéienne, à côté de la sphère publique hégémonique, constituant «  la révolte, périodiquement récurrent, sous une forme violente ou modérée, d’un contre-projet face au monde hiérarchique du pouvoir, de ses cérémonies officielles et de sa discipline quotidienne. »

 

La seconde cause de dégénérescence invoquée par Habermas est l’« extroversion subreptice de la sphère d’intimité » [1993(1962), 165],  sphère de la famille au sens large, dont les obligations, les responsabilités, les initiatives économiques, éducatives, protectrices sont peu à peu prises en charge par une sphère intermédiaire où associations, partis, administrations publiques déchargent les individus réunis en public de leur fonction de critique raisonné. C’est donc une double force négative qui s’exerce sur les lieux de discussion et de culture, et les conduit peu à peu à disparaître au profit de lieux de consommation de masse de l’art ou d’activités de groupe institutionnalisées.

 

 

3.1.5.4 Contribution des DAC d’économie privée à la problématique de l’espace public

 

On voit dès lors l’enjeu de l’étude des espaces numériques, dans la problématique de la constitution de l’espace public. Après les premières années enthousiastes de constitution dans un contexte de « netéconomie », les institutions créatrices de ces espaces publics, se trouvent confrontées à un public d’usagers – consommateurs bien éloigné de la logique de réduction des inégalités numériques décrite dans la charte. Car les Espaces Publics Numériques semblent désormais impuissants à s’ériger en espaces publics critiques. Or l’on voit dans le modèle habermassien que l’intervention institutionnelle ne peut dans ce domaine qu’accentuer le processus de massification, la constitution d’un espace public critique ne pouvant provenir que de l’initiative d’individus réunis en public. Selon cette théorie, les efforts des pouvoirs publics, sous la forme de lutte contre la fracture numérique ou pour l’initiation des usages de l’internet et du multimedia, ne seraient que de vaines tentatives qui ne parviendront qu’à renforcer l’usager dans son rôle de consommateur passif, d’un media vidé de son contenu dialectique.

 

On peut alors s’interroger sur les initiatives privées de constitution de lieux d’accès aux réseaux numériques telles qu’on les observe dans les quartiers migrants : détachées de toute emprise institutionnelle, destinées à une clientèle immigrée dont la représentativité civique est peu assurée, quel espace public sont-elles susceptibles de dessiner ? En milieu migrant, les DAC se développeront-ils sur le vide institutionnel qu’entretiennent la barrière de la langue et de la culture, la faible représentation dans la vie politique nationale et locale, l’inorganisation des relations professionnelles des migrants ?

En proposant au cœur même des quartiers difficiles l’accès aux technologies les plus modernes, ainsi, comme nous l’avons vu, que des services permettant aux migrants d’organiser leur vie dans la cité, le monde marchand ne favorise-t-il pas, à son tour et à l’inverse de ce que présupposait la charte des EPN, l’émergence d’une sphère publique spontanée et autonome ?

 

 

3.1.6 Contes politiques à Château-Rouge

 

3.1.6.1 Des communautés sans projet technologique ?

 

L’intensité des débats internationaux ne semble pas se répercuter sur les boutiques de Château-Rouge. Il nous faut ici parler avec prudence, en raison de la jeunesse des téléboutiques et parce que notre méthode d’analyse ne prend en compte que les formes observables par tous.

 

Nous cherchions entre les murs des téléboutiques les signes de la construction d’un espace public en nous appuyant sur l’idée que la consultation de sites communautaires pouvait conduire à un prolongement sous forme de débats dans les lieux de consultation. Au premier abord, cette construction s’inscrit en creux. Nul indice ne permet de conclure à un investissement politique de ces endroits .

 

Pourtant, il est vrai que les cyberboutiques (plus encore que les téléboutiques où l’on séjourne peu de temps), à la fois ancrées dans les quartiers d’immigration et reliées par l’internet à la diaspora, présentent des caractéristiques susceptibles de les conduire à devenir des lieux de rencontre, d’échanges et d’information privilégiés pour les membres des diasporas ; il est vrai également qu’une « offre » de sites internet religieux, politiques, culturels, annonçant clairement leur caractère diasporique, est en place [Ma Mung, 2002 ; Georgiou, 2002 ; Nedelcu, 2002 ] et que l’internet est utilisé, avec prudence, car ses points stratégiques sont sous contrôle, par les opposants politiques en exil [Egré, 2002].

 

Mais il n’est actuellement pas possible de déterminer si les cyberboutiques renforceront cet usage communautaire de l’internet ou seront seulement des instruments supplémentaires aux mains de groupes et d’associations déjà constitués autour de problématiques politiques ou culturelles.

 

 

 

 

 

 

Pourtant les prises de position ne manquent pas et les murs de Château-Rouge reflètent abondamment les débats politiques, célébrations religieuses, revendications privées ou collectives, fêtes et cérémonies des communautés. Mais ces affichages restent à l’extérieur sur les murs des immeubles, parfois sur les vitrines, mais ne se retrouvent pas à l’intérieur des boutiques de comunication. Il y a donc un contraste frappant entre l’espace public du quartier, lieu d’expression et de revendication et l’espace privé de la boutique, où rien n’engage à ces pratiques. [Annexe IV-9]

 

Faire-parts de décès, ou de baptème (bd Barbès et rue de Clignancourt 2003)

 

Journal mural associatif « ONDIKOI » rue des Gardes-2003)

Débat sur la politique Palestinienne dans le cadre du FSE (rue Myrha-2003)

 

 

Plusieurs raisons peuvent-être avancées :

 

·        La pratique de l’internet est encore mal connue dans les quartiers ethniques et est freinée par un équipement encore insuffisant ou mal réparti dans les pays d’origine des migrants. L’absence de matériel adapté (des claviers arabes par exemple) et de faciliteurs peut être invoquée, car les gérants des boutiques créées en 2001 s’en tiennent le plus souvent à leur strict rôle commercial. Le passage obligé par l’écriture et par la maîtrise du clavier constitue un frein que la visio-conférence ne suffit pas à lever : cette technique nécessite une prise de rendez-vous préalable, en tenant compte des décalages horaires, et, contrairement à l’appel téléphonique, la communication est prise en charge symétriquement de part et d’autre quelque soient les ressources, ce qui rend cette pratique plus difficile à mettre en œuvre.

 

·        Les pratiques collectives culturelles ou politiques ne sont guère apparentes car le dispositif spatial encourage une pratique individuelle dans des boxes bien séparés. L’agencement des cyberboutiques n’encourage donc guère la communication interpersonnelle et le débat.

 

·        La population des télé et cyber boutiques est mêlée, ce n’est pas un lieu communautaire au sens strict, comme pourrait le laisser croire le positionnement commercial, car des ressortissants de nombreux pays s’y côtoient. Leur point commun est d’user des technologies numériques pour communiquer sur de longues distances, à peu de frais, en raison de leurs attaches étrangères. Peut-on considérer que les migrants de première ou deuxième génération d’origines diverses constituent une unique communauté porteuse de projets et de revendications communes ?

 

·        Le statut des étrangers en France, l’absence de droit de vote, par exemple, n’encourage pas la pratique de la citoyenneté et favorise les stratégies individuelles.

 

·        Les associations  de défenses d’intérêt (Droit au Logement) ou de médiation (Salle Saint-Bruno), disposent de leur propres lieux. Les téléboutiques, très ouvertes, ne sont sans doute pas les lieux les plus sûrs pour une activité militante de contestation. Enfin, il existe une cission véritable entre lieux publics et lieux privés liée aux représentations réciproques de ces deux modes d’activité. Les associations militantes ne se reconnaissent pas dans les lieux marchands, préférant ouvrir leurs propres espaces numériques. On peut regretter que, ce faisant, elles ne s’adressent qu’à leur entourage le plus proche, selon la mission qu’elles se sont fixée, se privant de l’opportunité de toucher un public plus large.

 

Il est possible aussi que la situation évolue dans le temps car, rappelons le, l’émergence de lieux d’accès à l’internet ne date que de 2001. En 2003 plusieurs boutiques proposaient de nouveaux services directement adaptés à la clientèle migrante : la traduction et la rédaction d’actes administratifs dans les langues ou dialectes de la population locale. De nouvelles boutiques (rue Simart) associent l’activité de communication à d’autres spécialités du commerce migrant : l’import/export, le fret, et « l’aide aux familles » (transfert d’argent ). Progressivement et toujours sur le mode marchand, se dessine une micro économie qui prend en compte les besoins spécifiques des migrants et trouve les ressources pour y répondre. Des structures associatives prenaient partiellement en charge ces besoins (il existe un écrivain public associatif rue Laghouat), mais les associations ne couvraient qu’une partie des besoins, ne pouvant de par leur nature, se livrer au négoce, au transport d’argent ou de marchandise. A l’inverse, les téléboutiques, même si elles accueillent les enfants, ne proposent pas d’aide au devoirs.

 

Conclure à une participation limitée des téléboutiques à l’organisation de la vie des migrants dans la cité ne signifie pas que ces structures sont totalement dénuées de projet politique. La courte histoire des cyberboutiques de Château-Rouge a déjà conçu une icône politique issue de la lutte des « Sans-Papiers de Saint-Bernard ». Elle montre que si les cyberboutiques n’ont pas à ce jour hébergé de débat public, elles sont cependant définitivement intégrées aux rêves politiques des migrants. La contribution des boutiques de communication de Château-Rouge à la représentation politique des migrants prendrait alors une forme symbolique.

 

 

3.1.6.2 Icône politique à Château-Rouge : représentation du Vis @ Vis dans la Presse nationale

 

L’un des premiers cybercafés de la Goutte d’Or est le Vis @ Vis, créé par Jean d’Eudeville fin 2000. L’ex porte-parole des « Sans-Papiers », Ababacar Diop a été associé à son lancement et, pour diverses raisons, son ouverture a été relayée par la presse .

Nous nous intéressons ici à la relation de cet événement dans la presse écrite et multimédia, relation mi-impulsée, mi-subie par les créateurs du lieu. C’est donc plus le regard porté par les médias sur le fait qui nous intéresse que le fait lui-même. Car si les faits qui suivent sont vrais, ils n’en ont pas moins été mis en scène pour les médias par les protagonistes, puis re-présentés par les journalistes. Il résulte de cette co-construction une image simplifiée des événements, une représentation collective qui est crue, car publiée dans les pages « sérieuses » des journaux sous la caution du journaliste et que les lecteurs reçoivent comme « lieux-communs ». Il reste alors dans les mémoires quelques impressions qui renvoient autant au fait lui-même qu’à l’imaginaire des auteurs et des récepteurs du récit. Pour Ellul [2003 (1973),151], si ces « lieux communs », c’est à dire cet ensemble de « formules, d’images, de déclarations toutes faites » ne constituent pas un mythe en soi, elles sont l’émanation la plus superficielle d’un système mythique plus profond. Nous le suivrons sur ce point.

 

Ababacar Diop et le Vis @ Vis

 

Dana Diminescu [2002, 66-79] a récemment souligné le rôle joué par les TIC, le téléphone portable notamment, dans le développement du mouvement des « Sans-Papiers » en 1996. Nous allons à notre tour prolonger cette histoire qui commence dans une église et s’achève dans un cyber café.

 

Rappel de la naissance du mouvement en 1996[18]

 

Le 18 mars 1996, un groupe composé de familles africaines (majoritairement maliennes) en situation irrégulière investit l’Eglise Saint – Ambroise (11ème arrondissement). Il revendique l’obtention de papiers français dont ses membres sont privés selon les critères des lois Pasqua.

 

Ce mouvement reçoit l’appui de plusieurs associations (SOS Racisme, Droits Devant !...) et reçoit la visite de représentants de l’Eglise (Mgr Lustiger, Mgr Gaillot, l’Abbé Pierre). Quelques jours plus tard, les manifestants sont expulsés de l’église Saint – Ambroise. Les jours suivants, ils occupent divers lieux publics ou locaux d’associations, dont le théâtre de la Cartoucherie à Vincennes et les locaux du syndicat SUD PTT), cependant qu’un bras de fer s’instaure avec le gouvernement Juppé, d’une part pour empêcher l’expulsion par charter des manifestants, d’autre part pour demander une révision des lois sur l’immigration car le gouvernement prépare une réforme. Le mouvement se politise et reçoit le soutien de syndicats et groupes de gauche mais aussi de onze évêques d’Ile de France. Un collège de médiateurs est désigné. Cinquante cinq manifestants entament, dans les locaux de la SNCF rue Pajol (19ème arrondissement), une grève de la faim qui sera interrompue au bout de vingt jours.

 

Pendant l’été 1996 le mouvement connaît une médiatisation croissante. Les familles manifestantes occupent l’Eglise Saint-Bernard (dans le quartier de la Goutte d’Or), proche de Château-Rouge et une seconde grève de la faim est entamée par dix manifestants. Le mouvement reçoit la visite de nombreuses personnalités de la politique et des arts cependant que les manifestations de soutien se multiplient et réunissent jusqu’à dix mille personnes (le 21 Août). Dans le 18ème arrondissement, l’événement, exceptionnel par sa durée et son intensité, est vécu avec émotion par la population  : les associations assistent la vie quotidienne des familles manifestantes cependant que les sympathisants se relaient jour et nuit pour entourer l’église et protéger ses occupants des forces de l’ordre.

 

Le 23 Août, au cinquantième jour de grève de la faim, un «assaut» est donné contre l’église dont les portes sont brisées à coups de hache par les CRS. Les manifestants sont arrêtés, certains seront relâchés, d’autres internés dans un centre de rétention avant d’être expulsés.

 

Une dernière grande manifestation parisienne réunit vingt mille personnes le 28 Août et marque la fin de l’ « époque » la plus médiatique du mouvement des Sans-Papiers qui se poursuit cependant par la création, en province et à l’étranger, de nombreux collectifs défendant les droits des étrangers.

 

 

« Le poulet et le portable » les symboles héraldiques de la lutte des « Sans- Papiers »

 

Spécialiste de l’usage du téléphone portable par les migrants, Dana Diminescu fut frappée par un passage du récit de Madjiguène Cissé[19] dans lequel la porte-parole du mouvement considère que les technologies de communication : l’audiotel, le site internet, le téléphone cellulaire, ont rejoint les rites animistes comme symboles de leur lutte. Selon Diminescu, revendiquer le « poulet et le portable comme des symboles héraldiques inscrits sur le blason des sans papiers, c’est (…) souligner le fait que les migrants d’en bas peuvent bénéficier des innovations techniques de la communication et les manipuler au même titre que les citoyens de plein droit des pays développés. » [Diminescu, 2002, 67]. L’analyse qu’elle a effectuée du rôle du portable dans la structuration du mouvement révèle une triple fonction :

 

1 - Comme outil logistique : les téléphones cellulaires ont été fournis aux manifestants par le syndicat SUD PTT, pour remplacer les traditionnels Talkies Walkies manipulés lors des manifestations. Le téléphone a constitué le point fixe de ce groupe nomade, transporté de lieu d’occupation en lieu d’occupation, devenant le relais privilégié avec les médiateurs, les informateurs extérieurs et la presse, contribuant tant aux négociations qu’à la construction médiatique du mouvement.

 

2 – Comme élément de hiérarchisation des rôles dans le mouvement : les quelques portables introduits dans le groupe, n’ont pas circulé selon l’usage collectif que prévoyait le syndicat, remarque Diminescu, mais se sont vite imposés comme emblème et outil privilégié des délégués.

 

3 – Comme élément symbolique : en 1996, le téléphone portable est encore un objet d’avant-garde, symbole de technologie de pointe, de modernisme, il n’est certainement pas associé à l’imagerie traditionnelle du migrant en situation précaire. Cet instrument, incongru entre les mains des africains, reste indissociablement lié à l’image du mouvement, comme le montre le portrait des deux porte-paroles du mouvement dans le quotidien Le Monde, quelques mois après l’événement :

 

« De Madjiguène Cissé et d'Ababacar Diop, chacun a vu quelques images : une passionaria africaine au verbe radical, l'oreille vissée à un téléphone mobile, et un grand Noir qui se débat, portable en main lui aussi, pour échapper aux policiers qui l'extirpent de l'église Saint-Bernard. La pétroleuse tiers-mondiste au fin visage encadré de cheveux tirés en chignon, et le diplomate aux yeux pétillants qui cite Sartre et surfe sur Internet. La militante volcanique et le négociateur madré. »[20]

 

Cette image a constitué un choc car elle obligeait l’opinion publique à négocier avec les deux images associées aux migrants africains : le « sauvage » issu d’un pays sous développé, et le « pauvre » que l’on plaint et qu’il convient d’aider. Elle était dangereuse, car en manipulant un objet que beaucoup de français ne possédaient pas encore, les Sans-Papiers outraient les partisans de la répression, tout en décourageant les adeptes de la compassion.

 

Or le témoignage de Marc Chemillier[21] montre que cette instrumentalisation médiatique des technologies de communication n’était sans doute pas fortuite et que l’idée s’en est imposée très tôt.

 

Le site web des sans papiers, genèse du cybercafé Vis @ Vis

 

Très tôt,le mouvement des Sans-Papiers a été visible sur internet. En Avril 1996, Ababacar Diop avait réalisé un entretien sur le site Parténia de Mgr Gaillot. Informaticien, Diop connaît les possibilités de l’internet, est conscient de l’importance de ce media et l’exprime lors d’une conférence de presse à la Cartoucherie.

 

Début juillet 1996, Marc Chemillier, universitaire, informaticien et ethnomusicologue, crée le site Pajol, rédigé par des sympathisants du mouvement, « des gens avec papiers » [Chemillier, 1998] - et non des migrants africains - qui rassemble les textes des communiqués, les discours officiels, photos de l’événement, et une mailing-list où le public, sympathisant ou hostile, s’exprime. Le site s’impose rapidement comme le « site officiel »  du mouvement, même si les Sans-Papiers n’y participent pas directement et n’en contrôlent pas collectivement le contenu. Ababacar Diop en est le correspondant, il transmet les textes qu’il dactylographie pour le mouvement sur un micro ordinateur prêté. En retour, «Pendant l'occupation de Saint-Bernard, il lisait les messages de soutien reçus sur Internet aux grévistes de la faim pour leur remonter le moral. » [Chemillier, 1998].

 

Mais, comme le souligne Marc Chemillier, le site internet Pajol est et n’est qu’une métaphore d’un lieu d’échange pour les Sans-Papiers. Tout d’abord parce que le site concernait, hormis Diop, essentiellement des sympathisants du mouvement, et qu’il a eu, bien qu’il soit traduit en de nombreuses langues y compris africaines, peu d’écho auprès de la population africaine de France et d’Afrique. Le site a agi comme lieu de propagation de l’information, mais pas comme lieu de débat et de rencontre des Sans-Papiers.

 

Est-ce pour cette raison que Diop conçoit en 1999, avec deux associés (dont Jean d’Eudeville, journaliste multimedia, et Loïc Audrain) le projet du cyber café Vis @Vis, c’est à dire d’un lieu physique de rencontre et d’appui pour les migrants, avec le support des TIC? C’est-ce qu’il laisse entendre lors d’une interview sur le site de RFI[22] :

 

Ce premier site « était un moyen d’expression pour les sans papiers. C’est ça qui m’a mis en contact avec internet. Cela m’a fait réaliser qu’on pouvait utiliser Internet pour faire communiquer les migrants avec leur famille ».

 

L’implantation du cyber café, en face de l’Eglise Saint-Bernard, constitue un autre symbole.

 

Le point fort du Vis @ Vis est la mise en place d’un réseau de partenariat avec des cybercafés africains pour proposer un service de « visiophonie publique ». Le projet s’appuie sur l’existence de nombreux cybercafés, au Sénégal notamment, sous l’influence du célèbre Métissacana de Dakar. La visiophonie doit permettre aux migrants et à leurs correspondants d’Afrique de découvrir l’internet et de bénéficier de ses avantages immédiatement, sans nécessairement maîtriser le clavier et les logiciels de navigation. Le Vis @ Vis doit devenir un lieu de rencontre et d’aide aux projets professionnels dans la lignée de l’association « Terrou » fondée par Diop en 1998.

 

Le modèle de « cyber- café –lieu-de-vie-et-de-rencontre » n’est pas une originalité. En 2000, Kaddour Kired présente sa Case @ Café, rue de la Goutte d’Or, à la presse du quartier comme « un espace de rencontre et d’échanges, ouvert aux français de souche comme à ceux qu’on appelle « beurs », aux immigrés, aux étrangers, aux habitants de longue et fraîche date, aux jeunes du quartier comme aux petites mémés, à tous. » [23].

 

Le Vis @ Vis aurait dû connaître une existence obscure, et n’intéresser la presse, que comme une lointaine et mineure conséquence du mouvement des Sans-Papier, mais le hasard l’a transformé en conte moderne et l’a rendu célèbre bien au delà de Château-Rouge.

 

La fable du Sans-Papiers millionnaire

 

Bien avant d’avoir réussi à réunir les fonds pour l’ouverture du Vis @ Vis, les trois fondateurs en ont déposé le nom à l’INPI. Or le groupe Vivendi concevait parallèlement le portail multimedia Vizzavi mais, par erreur ou négligence, omettait d’identifier les homophonies de la marque. Peu avant l’ouverture du portail, en 2000, Vivendi doit négocier les droits d’utilisation de la marque à ceux qui en possèdent l’antériorité. Vingt quatre millions de francs furent donc versés aux trois fondateurs du Vis @Vis.

 

L’image du Sans-Papiers millionnaire était trop belle pour que la presse ne s’en empare pas. Diop renouait avec le statut d’icône médiatique mais le sens du discours lui échappait et le projet sympathique et généreux du Vis @ Vis était considérablement brouillé par cette manne providentielle, mais immorale, car presque trop facilement gagnée.

 

Le discours de Diop qui entre temps a quitté le Vis @Vis (et mis aux enchères ses parts sur internet pour 100 millions de francs ) et a fondé un lieu similaire, le Tattaguine[24], se durcit pour mieux le disculper de devenir un capitaliste. La presse souligne le paradoxe de l’africain, du communiste, de l’ex-Sans-Papiers, devenu homme d’affaire, millionnaire, business man, et titre : « le premier ancien de Saint-Bernard imposable sur la fortune »[25]. En retour, Diop parle d’un « impôt révolutionnaire »[26] prélevé sur la multinationale. Il se déclare un « entrepreneur citoyen »[27] et expose à l’envie son dispositif solidaire : emplois pour les Sans-Papiers dans son cybercafé où les migrants seront bien accueillis, formés et conseillés, d’autres cyber cafés créés au Sénégal, location à bas prix d’appartements pour les migrants, aide à la création d’entreprise, création d’une compagnie de transport au Sénégal, « pour transporter les travailleurs », création d’une banque des Sans–Papiers pour financer des projets professionnels et privés en France et en Afrique.

 

C’est cette version là du conte qui s’est imposée dans les esprits de Château-Rouge, au grand dam de Jean D’Eudeville qui eût préféré intéresser l’opinion publique à la pertinence de l’expérience de visiophonie du Vis @Vis. Seuls les riverains proches et quelques intellectuels intéressés par l’usage des TIC par les migrants ont franchi le seuil du Vis @ Vis, mais comme nous avons pu le constater lors de notre enquête, sa légende est connue bien au delà du quartier.

 

Quelques éléments, certains involontaires, d’autres orchestrés, renvoient l’anecdote du Vis @ Vis à notre réflexion sur l’identité et les technologies de communication.

 

Tout d’abord son développement dans la continuité de la lutte des « Sans-Papiers », continuité clairement marquée par le lieu d’implantation, la reprise du thème de la défense ou de l’aide aux immigrés, l’utilisation des nouvelles technologies et la mise en avant de la personnalité médiatique de Diop. Le mouvement des « Sans-Papiers » a constitué pour l’opinion publique française une expérience émouvante où la réflexion identitaire se teintait de sacré et de sacrifice. La prise de position des hommes d’Eglise, la symbolique des lieux occupés assimilaient la problématique du « droit d’asile » à l’ancienne notion chrétienne de « lieu d’asile ». L’ultime assaut des forces de l‘ordre est apparu d’autant plus violent qu’il était dirigé contre un lieu chargé d’une mission sacrée de protection et qu’il était perpétré contre des femmes, de jeunes enfants, des grévistes de la faim affaiblis et comme livrés en sacrifice à la dureté des hommes en uniforme. Au sein d’un débat sur l’identité, cette image renvoyait habilement les français à des thèmes fondamentaux de la chrétienté, donc à leurs propres valeurs identitaires. Parallèlement les slogans scandés lors des manifestations, dont le célèbre « première, deuxième, troisième génération, nous sommes tous des enfants d’immigrés », invitaient à réfléchir au caractère pluri-ethnique de l’identité française, thème que l’on vit renaître deux ans plus tard lors de la coupe du monde de football de 98 sous le vocable « France Black Blanc Beur ».

 

Dans cette partition grave, les TIC (téléphone portable, site internet) jouaient le rôle de contrepoint, petite phrase ironique et provocante, rappelant qu’un nouveau monde, plus communicant, était appelé à naître grâce aux réseaux numériques.

 

 

Quatre ans plus tard les rôles sont inversés : face à l’architecture néo gothique de Saint-Bernard, se dresse la façade de verre et d’acier du Vis @ Vis. Cette fois les technologies sont au cœur du lieu, ce sont elles qui doivent apporter assistance, secours, protection aux migrants, l’église n’est là que pour le souvenir et la légitimation de l’entreprise.

 

Bien sûr l’involontaire jackpot vient rompre l’équilibre de cette évocation. La seconde aventure de Diop joue sur un registre moins noble mais n’est pas dénuée de symbole, ce qui explique son succès auprès du public. Ce succès tient au retournement du rapport de force, ressort de maints contes et légendes populaires : le Petit Poucet, David et Goliath ou Robin des Bois. Ici c’est le triomphe de la petite entreprise sur la multinationale, de l’Africain sur la mondialisation, du Sans-Papiers sur le grand patron, de l’astuce sur la puissance. Avec la complicité du protagoniste, la presse se plaît à montrer le « rusé » Diop (arbitrairement mis en avant dans cette affaire) se jouant habilement de Jean-Marie Messier, grande figure emblématique du multimedia (lequel n’est probablement pas intervenu directement dans l’affaire), et reversant ses gains aux pauvres.

 

 

Si l’on y regarde de près, les TIC n’interviennent guère que par hasard dans cette opération liée à la juridiction des marques et enseignes, bien antérieure à l’avénement des TIC . Mais l’affaire se déroule au point culminant de la netéconomie, cette période un peu folle où une petite entreprise bricolée dans un garage par quelques adolescents, pouvait prétendre en remontrer aux grandes entreprises traditionnelles, et où le marché des TIC prétendait orchestrer le renouvellement des valeurs économiques et professionnelles. L’aventure du Vis @ Vis illustrait le phénomène.

 

Ainsi, en jouant avec astuce des TIC et en construisant son image médiatique avec et par elles Diop est-il symboliquement parvenu à échapper à plusieurs pièges : celui de la condition sociale de l’immigré clandestin, celui de l’image, même compassionnelle, de l’immigré sous développé, celui de la situation économique de l’africain face à la mondialisation. Mais l’efficacité du symbole médiatique du migrant s’appropriant les technologies de communication puise sa force dans les a priori de ceux auxquels il s’adresse : les occidentaux. C’est parce que ces derniers n’associent que difficilement les technologies, la richesse, et l’aide au développement avec l’image du migrant, que Diop peut construire son discours. Le choc médiatique naît de ce décalage des représentations.

 

 



[1] Le plus fort remporte le marché.

 

[2] Le texte du PAGSI est disponible à l’adresse :  http://www.education.gouv.fr/pagsi/default.htm

 

[3] Orientation et bilan de l’action gouvernementale /Jean-Noël Tronc in les Nouvelles technologies : quels usages, quels usagers ? Dossiers de l’Audiovisuel n° 103, mai-juin 2002, p.16

 

[4] Circulaire du 23 août 2001 relative à la mise en place des espaces publics numériques .-J.O. Numéro 195 du 24 Août 2001 page 13591 [Annexe V]

 

[5] Rattachée au premier ministre,.elle est «mise à la disposition du ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche en matière de NTIC » en Juillet 2002

 

[6] Panorama des dispositifs d’accompagnement d’espaces multimédia en France/Jean-François Ferraille .-Contribution au 2èmes Rencontres de Saint-Laurent de Nestes, Juillet 2002.Texte joint en annexe.

 

[7] Circulaire du 23 août 2001

 

 

[8] C’est par ces vocables que sont désignés les destinataires des EPN dans la circulaire.

[9] Un tiers des adultes ont déjà utilisé l’internet /Céline Rouquette .- INSEE Première n°850, Juin 2002

version électronique consultable à l’adresse : http://www.insee.fr/fr/ffc/Ipweb/2002/ip850/Intro.html

[10] Yves Le Coadic rappelle cette Loi datant de 1959 dans l’ouvrage : Usages et usagers de l’information .-Paris : ADBS ; Nathan, 2001-p.46.

 

[11] Information collectée dans un but précis et identifié.

 

[12] Ardesi : Agence Régionale pour le DEveloppement de la Société de l’Information, association loi de 1901, créée et financée principalement par le Conseil Régional Midi-Pyrénées

Les principaux objectifs de l'agence sont de :

- Contribuer à enrichir une réflexion en amont et en prospective pour le développement de la Société de l'Information
- Impulser le lancement de projets visant à la diffusion des usages grâce à un travail partenarial avec les collectivités, les institutions et les filières professionnelles
- Favoriser une visibilité et un échange d'expériences sur la diffusion des usages dans les secteurs jugés stratégiques par les partenaires

Adresse web : http://www.ardesi.asso.fr/

[13] Source : http://www.ardesi.asso.fr/obs/epn/etat/usages.htm

[14] Méthodologie de recensement et d’enquête des lieux d’accès publics à internet en Midi-Pyrénées – verison 1/Frédéric Duvernoy,-3èmes Rencontres de Saint-Laurent de Neste (24-27 juillet 2002).-http://www.ardesi.asso.fr/obs/listepn/listepn.htm.

 

[15] Utilité sociale des Espaces Publics Multimédia et reconnaissance du métier d’animateur multimédia / Jean François Ferraille.- 3èmes Rencontres de Saint-Laurent de Neste (24-27 juillet 2002)

 

[16] www.auvergnat.com

[17] Historique ou cache : zone du navigateur internet où sont conservées pendant un temps variable, les traces des consultations effectuées.

[18] Ce passage s’appuie sur les deux chronologies disponibles sur le site du mouvement des Sans Papiers  http://www.bok.net/pajol/

 

[19] Parole de Sans-Papiers / Madjiguène Cissé .- Paris : La Dispute, 1999

[20] La pasionaria et le caméléon /Philippe Bernard .- Le Monde, 24 Janvier 1997.

 

[21] Présentation du site internet des Sans Papiers /Marc Chemillier. Autran : Journées ISOC-France-table ronde « Citoyenneté » : jeudi 8 janvier 1998.-http://www.bok.net/pajol/cyberespace/autrans/autrans.html

[22] Ces africains qui font l’internet : Ababacar Diop : je suis un entrepreneur citoyen /Valérie Gas.-RFI  n° 220 1er Avril 2002.

 

[23] La Case @Café, cliquez sur le 61 rue de la Goutte d’Or .- Le Dix huitième du mois, Octobre 2000.

 

[24] Rue Max Dormoy, toujours dans le 18ème arrondissement.

 

[25] L’ex-sanspapiers Ababacar Diop, nouveau millionnaire et toujours communiste / Sylvia Zappi.- Le Monde, 23 Juillet 2000

 

[26] La bonne fortune d’un sans – papiers / Béline Pobert .- L’Humanité, 4 Août 2000

 

[27] Ces africains qui font l’internet : Ababacar Diop : je suis un entrepreneur citoyen /Valérie Gas.-RFI n° 220 1er Avril 2002.

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